Carte postale avec légende erronée : La Porte de France
MAJ le 9 mai 2020
Avec avoir ouvert une nouvelle fenêtre sur les cartes postales de Belfort, avec la Catégorie "Carte postale avec légende erronée", je vous propose d'ouvrir une nouvelle porte sur un nouveau lieu ! Un monument disparu…
Il s'agit de la Porte de France construite sous Vauban.
Carte postale Belfort Porte de France (coll. JM)
Le premier lieu qui fut traité, était la rue de la Grande Fontaine, une des plus anciennes rues de la Vieille Ville de la Cité du Lion.
NA : En fin de texte, un lien permet d'accéder à cet article.
Un petit historique
La Porte de France fut édifiée lors de la construction des fortifications de la ville sous Vauban à la demande de Louis XIV qui voulait protéger les frontières de l'est du royaume, dont la Trouée de Belfort.
Carte postale Maréchal de Vauban (coll. JM)
Quand Sébastian Le Prestre, marquis de Vauban vint en juin 1675, Belfort ne comptait que 122 maisons adossées au Château avec 550 habitants.
Tableau Vauban & Louvois par Albert Maignan (Wikipédia)
Il entoura la ville d'une ligne de fortification formant un pentagone avec deux portes, la Porte de Brisach ouvrant sur le nord-est et la Porte de France ouvrant sur l'ouest; les travaux se déroulèrent de 1687 à 1705.
Plan Belfort 1706, le pentagone Vauban (doc. BF)
Extrait plan Belfort 1706, Front ouest entouré (doc. BF)
Démolition de la Porte de France, 1891 ou 1892 ?
Dans les livres comme sur les cartes postales, ces deux dates voisinent pourtant une seule est vraie ! Laquelle ?
Pour prendre position, un petit travail historique est notamment nécessaire pour déterminer la "bonne" date…
La Porte de France, une dame élégante
La Porte de France fut construite sur la courtine ouest des fortifications entre deux tours bastionnées, la Tour 41 au nord et la Tour 46 au sud, formant le Front ouest. Elle était équipée d'un pont levis.
Carte postale La Porte de France (coll. BF)
La porte était majestueuse, 8,85 mètres de largeur et environ 11,60 mètres de hauteur, tout en étant un édifice militaire. Elle possédait en partie supérieure un frontispice sculpté (décoration de la façade) représentant un écu avec trois fleurs de lys entouré de trophées d'armes et surmonté de la couronne royale.
Extrait carte postale : Le frontispice, avec écu, couronne et armes
Au-dessus, était inscrite la date de construction en chiffre romain "MDCLXXXVII" (1687).
Le fronton était orné d'un soleil, emblème de la royauté, avec la devise "Nec pluribus impar" se traduisant par "Suffisant (seul) à tant de choses" ou "Tout lui est possible".
Extrait carte postale : Le fronton avec la date, le soleil et la devise
Au-dessus du fronton, dominaient trois bombes flambantes imposantes, une au centre et deux autres de chaque côté.
Extrait carte postale : Les 3 bombes flambantes
La Porte de France était considérée plus belle que la Porte de Brisach !
Les bombes flambantes
Quelques mots sur ces bombes flambantes.
Deux de ces bombes sont les seuls éléments visibles conservés de la Porte !
Elles sont observables quand on entre par le sud dans la Vieille Ville, par l'avenue Sarrail (ancienne rue de l'Arsenal); elles sont fixées sur la Porte Neuve qui fut ouverte en 1876 dans les fortifications, permettant d'accéder directement au quartier du Fourneau.
Les deux bombes sur la Porte Neuve (photo Street View)
Élément d'architecture, elle représente une bombe incendiaire explosant, les cinq appendices évoquent les jets des flammes.
Gros plan sur une des 2 bombes (photo BF)
Deux autres furent fixées, pendant une période, en continuité d'alignement sur le mur d'enceinte en direction de la Tour 46.
Les quatre bombes flambantes présentes en 1908 (photo coll. BF)
Vers 1920, elles furent déplacées pour être installées sur les piliers d'extrémité de l'entrée de la caserne Vauban.
Carte postale Entrée Quartier Vauban en 1920 (coll. BF)
Extrait de la carte postale : Les deux bombes flambantes
Avant cette date, les extrémités des deux piliers ne portaient aucun élément décoratif ou opérationnel à l'inverse des deux piliers encadrant la porte, supportant chacun une lampe d'éclairage.
Carte postale Entrée Quartier Vauban vers 1910 (coll. JM)
Extrait de la carte postale : Les deux emplacements sont vides
Quand la Cité administrative s'installa dans les années 1950 dans l'ancien bâtiment militaire, la structure du portail fut conservée et par la même, les deux bombes flambantes fixées aux piliers.
Entrée de la Cité administrative en 1956 (photo coll. BF)
Elles y restèrent jusqu'en 1960 environ, que sont-elles devenues ensuite ?
Aujourd'hui, le bâtiment construit à la toute fin du 19e siècle, est occupé par l'Hôtel du Département par contre le site fut totalement reconfiguré à partir des années 1970, avec entre autres, l'ajout de deux autres bâtiments et la réalisation de parking.
NA : Apparemment sur la Porte de France, il y avait 3 bombes, d'où venait la quatrième ?
Un logement dans la Porte
La Porte était aménagée, en son intérieur, en habitation sur deux étages avec un vestibule, une cuisine, une chambre et un salon au premier et un bureau avec une petite pièce servant à conserver les dossiers au second; y logeait l'ingénieur en chef en charge de veiller entre-autre à l'entretien des fortifications.
Belfort ne veut plus de sa Porte !
Après le Siège de Belfort, la ville vit arriver un flux migratoire venant d'Alsace car les industriels voulaient conserver un débouché pour leur production en France ce que l'annexion ne permettait pas !
La ville était sortie de ses murs, des quartiers s'étendaient rapidement suite à cet afflux. La porte de France étant un véritable goulot d'étranglement, elle pénalisait les échanges entre les deux secteurs, avec une administration toujours installée intramuros !
Carte postale Le Front de la Porte de France
Afin de résoudre ce problème, la municipalité demanda le déclassement et le démantèlement de la vieille enceinte entre la ville et les nouveaux faubourgs, au ministère de la guerre, dès 1874. Mais le ministre ne l'entendait pas de cette oreille et demandait un montant en dédommagement inacceptable pour les finances de la ville, plus d'un million de francs.
Carte postale L'hôtel de Ville au 1er plan après le Siège
Après plusieurs tentatives infructueuses, pour obtenir un montant nettement moins élevé, le 23 janvier 1883, le Conseil municipal décida de voter la somme de 700000 francs pour le dédommagement… qui ne fut pas accepté. Les tractations s'enlisèrent et une nouvelle fois, le 19 février 1886 vint un énième refus; le Conseil de défense décidant de ne toujours pas déclasser l'enceinte…
Le Conseil municipal ne lâchant pas l'affaire, revint à la charge le 28 mars 1888 pour obtenir enfin ce déclassement incontournable ou à minima l'élargissement de l'ouverture, qui permettait le passage d'un seul véhicule à la fois !
L'affaire n'était toujours sortie du tunnel quand en 1890, l'armée voulut faire passer son chemin de fer, le Stratégique, dans les rues de la ville, via le faubourg de Montbéliard et la rue Thiers*, pour alimenter les forts.
Carte postale Belfort le Stratégique (coll. JM)
*Rue Thiers : Initialement la rue Thiers allait de l'avenue de la Gare au pont Denfert-Rochereau (quartier du Fourneau); en 1895, la partie Est pris le nom de rue Denfert-Rochereau, entre le pont et le faubourg de Montbéliard. Elle se poursuit jusqu'à l'intersection avec l'avenue Sarrail / rue du Général Gaulard.
Plan avec tracé en vert de la voie du Stratégique (doc. BF)
Suite à ce besoin militaire, le 28 avril 1890, le Gouverneur de la Place offrit, en contrepartie, d'élargir le passage de la Porte contre la somme de 35000 francs.
Le conseil municipal agréa la demande le 20 mai 1890, autorisant l'emprise des rues municipales par la voie ferrée militaire.
Les rails du Stratégique dans la rue Thiers (photo coll. BF)
Un projet d'une convention fut élaboré entre le Ministère de la guerre, représenté par le Colonel Perçin, directeur du génie et la ville de Belfort, représenté par le maire Paul Lalloz, où furent entérinées l'emprise autorisée pour installer la voie ferrée pour le Stratégique, la création d'une avenue de 18 mètres de large dans les fortifications. Il fut signé le 24 novembre.
Photo Paul Lalloz (Livre Les maires de Belfort par C. Grudler)
Cette bonne nouvelle fut suivie d'une seconde, le Conseil de défense revenait sur sa décision de 1886, en autorisant le déclassement du front 41-46 des fortifications. Le Conseil municipal réunit le 12 juillet 1890, accepta bien entendu positivement la décision en votant le budget de 400000 francs demandé par l'Armée.
Il revint au Commandant du génie, Alexis Papuchon (1842-1919) la prise en charge du projet. Le 24 octobre, il proposa, dans un premier temps, de réaliser deux voies de circulation, une de chaque côté de la Porte, reprenant une idée de la municipalité, émise dès 1885.
NA : Cette solution fut appliquée par plusieurs villes, celles qui avaient compris l'importance de conserver son patrimoine !
Plan du projet Papuchon (Revue municipale Belfort)
Les travaux débutèrent le 7 juin 1891, l'objectif étant que les travaux soient terminés pour l'hiver; la circulation s'effectuant toujours par la Porte.
Ouverture du front de chaque côté de la Porte (Revue municipale Belfort)
Les ouvertures furent donc effectuées permettant de dégager un passage de chaque côté de la Porte, devenue isolée et autonome des fortifications.
La décision pour la démolition fut entérinée !
Le 21 octobre, le Conseil municipal réunit sous la présidence de son maire, Paul Lalloz, s'engouffrant dans la porte ouverte, vota la démolition immédiate de la Porte de France, par 17 voix pour contre quatre. Ainsi, son sort était… descellée !
Carte postale La Porte de France (coll. privée)
La bicentenaire ne va pas franchir la porte du 20e siècle…
Trois jours plus tard , les ouvriers avaient enlevé les pierres du couronnement (partie supérieure) en présence d'un nombreux public partagé…
Un cliché important
Il existe une carte postale de la démolition de la Porte de France !
Le cliché montre la démolition en cours de la Porte qui s'effectua apparemment avec la présence d'une légère couche de neige. On voit les arbres défeuillés de la place d'Armes, mais aussi un arbre avec ses feuilles à droite. Donc on peut suggérer qu'on est en présence d'une période automnale plus qu'hivernale !
Carte postale La Porte a perdu son couronnement (coll. JM)
Sur la carte postale, la date est celle de 1892 mais en totale contradiction avec l'information donnée certainement par le Journal de Belfort.
NA : Suite au confinement, je n'ai pu le consulter.
Que dit la météo de fin octobre et début novembre ?
A partir du 31 octobre, la température devint négative la nuit, -2,5 degré et 6 degrés en journée :
- 2 novembre : 1,5 / 5 degrés
- 3 novembre : 0 / 8,5 degrés
- 4 novembre : -3,5 / 5 degrés
- 5 novembre : -3,5 / 0,5 degré
- 6 novembre : -4 / 5 degrés
- 7 novembre : -5 / 4 degrés
- 9 novembre : -8,9 / 5 degrés
Relevés de températures (Journal La Frontière, coll. AD90)
Donc des températures potentiellement propices à la neige, tout au moins à des givres soutenus.
Autre information importante
Une confirmation de l'hypothèse est renforcée par un article paru dans la revue La Construction Moderne de 1891-1892.
Page d'en-tête de la revue La Construction Moderne
Dans l'édition du 14 novembre 1891 de la revue, en page 72, est rapporté un courrier d'un lecteur (P. N.) adressé au directeur de la publication lui signalant que comme énoncé précédemment, sur la démolition prochaine de la Porte de France, il rapportait son constat :
"je n'ai pu qu'assister à l'enlèvement des derniers débris d'une œuvre d'architecture belle et noble et d'un souvenir historique et poétique des plus intéressants."
Article paru dans la revue La Construction Moderne le 14 nov. 1891
Apparemment, il avait échangé avec le chef du génie qui lui aurait dit que la Porte aurait pu être conservée si le Conseil municipal l'avait demandé !
La date est donc 1891 !
Donc ces éléments de preuve font pencher le fléau de la balance sur la date de 1891 avec trois éléments, le retrait du couronnement, l'échange relayé le 14 novembre dans La Construction moderne et la carte postale.
Carte postale La rue de la Porte de France (coll. JM)
Alors pourquoi cette date de 1892 si souvent écrite pour la démolition de la Porte de France ?
Je pense qu'il y a confusion entre sa démolition et la suite de la démolition du front entre la Tour 41 et la Tour 46, l'objet du budget de 400000 francs alloué par le conseil municipal le 12 juillet 1890 dont 35000 francs pour la Porte.
Monument des Trois Sièges
Hormis les bombes, des blocs en grès rose provenant du Front 41-46 auraient été mises de côté dont certaines furent utilisées pour effectuer l'assise du Monument des Trois Sièges en 1912.
Carte postale Belfort Monument des Trois Sièges (coll. JM)
Cette préconisation serait à la demande d'Auguste Bartholdi, concepteur du Monument installé place de la République.
NA : En fin de texte, un lien permet d'accéder à l'article au Monument.
Légende erronée
Les cartes postales portant la date de 1892 ont donc leur légende erronée !
Voici quelques clichés avec la date de 1892…
Cartes postales Porte de France avec la date de 1892 (coll. BF & JM)
Pour certains acheteurs de la carte postale, la Porte de France démolie en 1892 est… reconstruite ! La carte postale le prouve, peuchère !
Extrait carte postale : Avec texte "reconstruite"
Mais ce n'est pas la seule légende erronée… car nous avons aussi la présentation d'un cliché de la Porte de Brisach avec comme légende "la Porte de France" !
Carte postale Porte de France au lieu de Porte de Brisach (coll. BF)
Extrait de la carte postale : Légende erronée Porte de Brisach
Ces cartes postales émises avec la légende erronée sont dues à deux éditeurs belfortains, Jean-Baptiste Schmitt et Les Galeries Modernes. Surprenant !
La Porte de France ne fut pas oubliée !
Lors de grandes manifestations, les belfortains ressortaient de leur mémoire, la Porte de France en la reconstituant… comme quoi, sa démolition fut un acte manqué !
Concours musical 1908
Lors du Concours Musical d'août 1908, la Porte de France fut reconstituée rue de la Banque (aujourd'hui rue Aristide Briand).
Carte postale Belfort La Porte de France reconstitué en 1908 (coll BF)
Grandes Fêtes Patriotiques 1919
De même, lors des Grandes Fêtes Patriotiques d'août 1919, la Porte de France fut de nouveau reconstituée. Elle fut implantée sur le parvis de la gare.
Carte postale Belfort La Porte de France reconstituée en 1919 (coll JM)
Carte photo montrant les deux façades de la Porte de France (coll. BF)
La deuxième carte photo donne une idée de la façade de la Porte de France côté Vieille Ville avec les fenêtres du logement.
NA : Un lien en fin de texte, permet d'accéder aux articles de ces deux manifestations.
Épilogue
Au départ, en voulant traiter ce sujet, je ne savais pas que je serai amené à effectuer un travail de recherche aussi fouillé !
Mais à ce jour, la date de 1891 pour la démolition de la Porte de France est argumentée, sauf preuve contraire.
JM
Mes remerciements à Philippe pour l'aide apportée à trouver des éléments permettant de statuer sur la date, ainsi qu'à Bernard pour sa documentation et les informations éclairées.
Liens pour accéder aux articles cités
Légende erronée, la rue de la Grande Fontaine : Cliquer ici
Concours Musical 1908, la Porte reconstituée : Cliquer ici
Fêtes Patriotiques 1919, la Porte reconstituée : Cliquer ici
Monument des Trois Sièges : Cliquer ici
Référentiel : Journal La Frontière (Site Archives départementales du 90), Revues municipales de Belfort, Rubrique Belfort Rétro journal Le Pays, La Construction moderne,
Infos pratiques
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