Léon Deubel, 1879-1900 (1ère partie)
MAJ le 12 juin 2023
Belfort fête l’année Léon Deubel, plus exactement le centenaire de sa mort; il s’est suicidé le 12 juin 1913 à Maisons-Alfort, commune du Val de Marne, sur la rive sud de la Marne, située à 3 kilomètres au sud-est de Paris.
Photo montage (poète sur peinture de Bernard Gantner)
présente sur le programme de l’exposition
"Léon Deubel au clair-obscur" à la Tour 46 à Belfort
Je vous propose de découvrir le poète à travers son itinéraire au sens étymologique du mot; on pourrait l’intituler "Itinéraire d’un poète non gâté…" !
Au regard de son contenu, cet article est découpé en trois parties, en voici la première partie couvrant la vie du poète depuis sa naissance jusqu'à l'année 1900.
Avant-propos
Léon Deubel est qualifié de "poète maudit" !
L’expression vient de l’ouvrage "Les poètes maudits" de Paul Verlaine édité en 1884; il rend hommage aux poètes du mouvement parnassien apparu en France au milieu du 19e siècle.
Livre "Les poètes maudits" de Paul Verlaine (coll. privée)
Elle concerne un poète qui, incompris dès sa jeunesse, rejette les valeurs de la société, se conduit de manière provocante, dangereuse, asociale voir autodestructrice, rédige des textes d'une lecture difficile et, souvent, meurt avant que son génie ne soit reconnu à sa juste valeur.
Paul Verlaine (coll. privée)
Quelques-uns de ces poètes : Paul Verlaine (1844-1896), Arthur Rimbaud (1854-1891), Stéphane Mallarmé (1842-1898), Charles Baudelaire (1821-1867), Edgar Allan Poe (1809-1849)…
1879, Belfort
Léon Deubel est né à Belfort le matin du 22 mars 1879; il est le fils de Louis Joseph Deubel et de Marie Joséphine Mayer. Ses parents tenaient un petit hôtel où on pouvait casser la croûte, l’hôtel du Nord. Il était situé dans le faubourg de France à la hauteur du n°47.
Carte postale Belfort La maison natale (doc. BF)
Comme les affaires n’étaient pas florissantes, ils quittèrent Belfort pour s’installer à Paris où son père obtint un poste aux chemins de fer. Le foyer familial, trop jeune, fut éphémère car la séparation du couple fut très rapide, après la naissance du nourrisson.
Petit Léon vers l’âge de 3 ans (coll. privée)
Le petit Léon fut pris en charge par ses tantes maternelles dans un premier temps puis paternelles dans un second temps, suite à l’intervention du père.
Sa première grande blessure viendra dès son septième anniversaire par le décès de sa mère suite à un refroidissement, le 5 janvier 1886.
Son enfance fort chahutée le rendit instable. Sous l’emprise stricte de ses tantes paternelles, il profitait de la liberté dès qu’il pouvait quitter cette prison qu’était pour lui l’immeuble situé dans la rue du Petit Marché dans la vieille ville.
Carte postale Belfort Place de la rue de la Grande Fontaine (coll. JM)
NA : À droite, le début de la rue du Petit Marché
Il effectua sa scolarité à l’institution Sainte-Marie où il échoua au certificat d’études* en 1890. Il avait déjà choisi ses centres d’intérêts dans les matières dispensées…
Carte postale Belfort Institution Sainte-Marie (coll. JM)
*Certificat d’études : Le certificat d’études primaires (CEP) a été créé en 1866 sous Napoléon III par son ministre de l’instruction publique Victor Duruy.
Victor Duruy (coll. privée)
En date du 28 mars 1882, il est intégré dans la loi de Jules Ferry rendant l’instruction primaire obligatoire de 6 à 13 ans. Les épreuves pour obtenir le diplôme pouvaient être passées par les élèves dès l’âge de 11 ans. Il attestait l’acquisition des connaissances de base (la lecture, l’écriture, le calcul, l’histoire, la géographie et les sciences appliquées).
Jules Ferry (coll. privée)
En 1936, l’instruction primaire est prolongée jusqu’à l’âge de 14 ans par Jean Zay, le ministre de l’instruction publique. Le CEP a été officiellement supprimé en 1989.
Jean Zay (coll. privée)
1890, Baume-les-Dames
Il fut mis en pension au collège de Baume-les-Dames par son oncle Léon Deubel; celui-ci possédait une importante épicerie spécialisée dans les produits coloniaux et il assurait la prise en charge des frais de l’éducation. Ce collège avait une fort bonne réputation dans la région.
Carte postale du collège de Baume-les-Dames
Le neveu y resta jusqu’à l’âge de 18 ans avec à la sortie son baccalauréat en poche en 1897. Pendant cette période, il a dévoré tout sorte de livres et noirci de nombreux cahiers avec son écriture tout en vers…
NA : Un de ses cahiers est en possession de la Bibliothèque municipale de Belfort.
Seules ces 2 activités étaient importantes à ses yeux !
Léon Deubel en 1890 (photo coll. Bibliothèque municipale de Belfort)
C’est en ce lieu qu’il rencontra Eugène Chatot et partagea la même passion, la poésie. Il fut le confident du poète qui lui écrivait régulièrement ses billets d’humeur, durant une grande partie de sa courte vie.
Léon Deubel pendant ses années passées à Baume-les-Dames s’isolait par moment voulant être seul, n’acceptant pas d’être perturbé par ses camarades dans ses rêveries ou autres… seul son ami avait accès à lui ! Mais, à ses dires, elles furent une période positive dans sa vie. Il put même écrire quelques stances* dans l’hebdomadaire local, l’Avenir de Baume. Elles furent les premières lumières sur sa propension à la poésie.
*Stance : En poésie, elle correspond à un nombre de vers variable de 2 à 16 vers. Des règles s’appliquent pour leur construction dont dans la composition des rimes. Elle correspond à un couplet en musique ou à une strophe en récitation.
1897, Pontarlier
Léon Deubel refusa l’offre de son oncle qui lui proposait de travailler avec lui; car il ne se voyait pas épicier ! Il intégra le collège de Pontarlier comme répétiteur (maître d’internat) à la rentrée de Pâques.
Carte postale Pontarlier Collège (coll. privée)
Il n’y resta que les derniers mois de l’année scolaire; il ne fut pas vraiment intégré par le corps éducatif qui le trouvait peu impliqué voir rêveur...
1898, Arbois
À la rentrée suivante, il rejoignit le collège d’Arbois en octobre pour y tenir le même poste de répétiteur; il y resta deux petites années où la masse de travail est faible donc parfaite pour lui, pouvant s’adonner à ses centres d’intérêts !
Carte postale Arbois Collège Pasteur (coll. privée)
Pendant cette période, il rédige, sous pseudos, des billets souvent polémistes dans les journaux à orientation socialiste. Il voulut profiter de l’occasion pour faire paraître ses poèmes mais on lui refusa cette faveur; seule une nouvelle "La Menace" fut acceptée par le journal Le Jura Socialiste. Dans un de ces billets, il égratigna le maire, Émile-Sylvain Boilley qui n’apprécia pas d’être épinglé.
Il fit une rencontre importante, en la personne du jeune Jean-Baptiste Carlin qui lui apporta de forts bons conseils sur les méandres de la langue française.
Côté cœur, Léon ne trouve pas le bonheur faute à une jalousie exacerbée ou à sa difficulté avec la gent féminine, séquelle de son adolescence sous le joug oppressif de ses tantes ? Dépressif, auteur incompris et amoureux contrarié le pousse à quitter le Jura pour le Nord.
Carte postale Arbois (coll. privée)
Pourtant au début de l’année 1898, il avait écrit à son ami Eugène Chatot qu’il avait l’intention de s’installer dans la ville de Pasteur où il envisageait de devenir typographe à mi temps avec son poste de répétiteur !
1899, Saint-Pol-sur-Ternoise
Le recteur accepta sa demande et l’affecta au collège de Calimont, aujourd’hui lycée Châtelet, à Saint-Pol-sur-Ternoise, à l'ouest d'Arras (Pas-de-Calais).
Carte postale Saint-Pol-sur-Ternoise Collège Calimont (coll. privée)
Dans cette commune de 4000 âmes, le collège qui accueille le nouveau maître d’étude n’est pas habitué à ce type de comportement. Pendant les heures d’études, il est plus occupé à lire ses journaux ou ses livres que préoccupé par le chahut d’élèves. Pas d’éclat, simplement une présence près des perturbateurs pour leur demander doucement le silence.
Dans ce collège, pendant son passage, il fut en contact avec 2 élèves en devenir. Albert Chatelet (1883-1960), futur mathématicien et candidat à l’élection présidentielle contre le Général de Gaulle en 1958,
Albert Chatelet (coll. privée)
et Paul Boulogne (1881-1962), futur docteur et écrivain (alias Paul Vilmoreu). Ce dernier retrouva quelques années plus tard… Léon Deubel à Paris qui lui présenta Louis Pergaud. Cette rencontre fut le début d’une longue amitié…
Paul Boulogne (coll. privée)
Ce fut dans les murs du collège que Léon Deubel réalisa son premier recueil "La chanson balbutiante". Il fut imprimé à Poligny par le sieur Alfred Jacquin en 1899.
Recueil La Balbutiante (doc. Gallica, BNF)
Dans ce recueil, on peut y découvrir ces vers tirés du poème "Les offusqués"
Au coin de la Vie embusquée,
Nous échangeons nos pensées nettes,
Et nous égayons de sornettes
L’amour de nos cœurs offusqués.
Autour de nous les âmes frustres
En déplorant la cruauté,
Mais notre amour bien dorloté
Nous fait trouver l’épreuve juste.
Pourtant nous portons au côté
Le coup que nous donna sa lance,
Et son bruit dans notre silence
Est l’intrus pour nos vanités.
À Saint-Pol-sur-Ternoise, il y finira aussi son premier roman commencé à Arbois, Histoire de Limpide où il avait rédigé les quatre premiers chapitres.
Carte postale Saint-Pol-sur-Ternoise (coll. privée)
Là aussi, il ne termina pas son année en ce collège ! Profitant d’une permission pour effectuer soit disant son recensement militaire à Paris, il rejoint Boulogne-sur-Mer où il pouvait bénéficier d’un pied à terre, chez la lingère du collège. Il en profita pour écrire à son recteur pour lui demander d’être affecté à un autre poste, ne voulant pas rester dans… ce bagne, pas moins !
Par contre, le proviseur non adepte apparemment à la poésie de Deubel fit un rapport à charge à l’adresse de l’inspecteur d’académie d’Arras; ce qui provoqua sa révocation… lui qui espérait un autre poste, le voilà sans travail ou plutôt sans revenu !
1900, Boulogne-sur-Mer
Il resta les premiers mois de l’année 1900 dans la ville de Boulogne-sur-Mer. Cette période fut très difficile pour Léon Deubel; il vécut pauvrement car peu de sou (sans s) en poche.
Carte postale Boulogne sur Mer (coll. privée)
Ayant quelques amis dans la cité, il habitat chez eux malgré leur peu de fortune. Le point positif durant cette période fut sa rencontre avec un enfant de la ville, poète comme lui, Armand Dehorne*.
*Armand Dehorne : Né le 24 avril 1882 à Vieux-Ménil (commune du Nord, proche de Maubeuge). Fit ses études à Lille où il obtint sa licence à la Faculté des Sciences. Il fut préparateur puis assistant en zoologie. Pendant la 1ère guerre mondiale, il participât à la mise au point d’un vaccin contre la gangrène. Revenu à son métier, il occupa plusieurs postes pour devenir en 1949 conservateur du Musée d'Histoire Naturelle de Lille pendant une douzaine d’années.
Armand Dehorne (coll. privée)
Mais il possédait une autre corde à son arc, la poésie, il est connu comme "Le poète de la Région du Nord". Il décéda en 1974.
Ce dernier lui présenta le projet littéraire Le Beffroi*.
*Le Beffroi : Revue littéraire créé en 1900 par Léon Bocquet à Lille. Elle fut le support du renouveau de la poésie et le passage incontournable pour les poètes au tout début du 20e siècle.
Revue littéraire Le Beffroi (coll. privée)
Dès le premier numéro en janvier, y contribuèrent Albert Colleaux, A.-M. Gossez, Pierre Turpin… et aussi son créateur poète lui-même, Léon Bocquet.
"Le petit roi" fut le premier poème de Léon Deubel qui y parut en juin 1902.
1900, Paris
Mais l’appel de la lumière fut trop fort, il se rendit à Paris. Malgré la présence dans la capitale de son père qui s’était remarié, il sait qu’il ne peut pas prétendre à l’assistance du couple. Il résida, dans un premier temps, dans le petit hôtel de la Victoire, rue des Vinaigriers.
Carte postale Paris La rue des Vinaigriers (coll. privée)
Après avoir consommé son maigre pécule, il dut quitter cet hôtel et vécut misérablement dans le quartier des Halles, hormis quand son oncle lui envoyait quelques subsides ou qu’il se décidait à effectuer des petits boulots.
Il ne voulait louer son temps qu’à sa passion, la poésie.
Carte postale Paris Quartier des halles en 1900 (coll. privée)
Les vers de "Détresse", écrits très tôt un matin sur un banc de la Place du Carrousel, qui suivent, montrent son état d’esprit où transpirait son désespoir et sa clairvoyance
Seigneur, je suis sans pain, sans rêve et sans demeure.
Les hommes m’ont chassé parce que je suis nu,
Et ces frères en vous ne m’ont pas reconnu
Parce que je suis pâle et parce que je pleure.
Je les aime pourtant, comme c’était écrit
Et j’ai connu par eux que la vie est amère.
Puisqu’il n’est pas de femme qui veuille être ma mère
Et qu’il n’est pas de cœur qui entende mes cris.
Mais j’ai bien faim de pain, Seigneur ! et de baisers,
Un grand besoin d’amour me tourmente et m’obsède,
Et sur mon banc de pierre rude se succèdent
Les fantômes de Celles qui l’auraient apaisé…
Carte postale Paris Place du Carrousel (coll. privée)
Ce poème fut à l’origine du tableau, présent au théâtre de Belfort, peint par Léon Delarbre*, en 1932.
Tableau Léon Deubel place du Carrousel, Léon Delarbre (photo JM)
*Léon Delarbre : Né à Masevaux (Haut-Rhin) le 30 octobre 1889, il rejoint Belfort en 1904 avec sa famille comme beaucoup d’alsaciens. À partir de 1913, il fait ses études dans les écoles des beaux-arts de Paris.
Après la guerre, en 1919, il reprend le métier traditionnel de la famille, horloger-bijoutier et commence à exposer ses peintures.
Il participe à la décoration du théâtre rénové de Belfort tout en étant conservateur du musée de la ville à partir de 1929. Entre dans la résistance en 1941, arrêté en 1944, il est déporté dans les camps de concentration (Auschwitz, Buchenwald, Dora…). Pendant sa captivité, il réalise des scènes de la vie dans les camps sur des morceaux de papier et arrive à les sauvegarder. Après sa convalescence, il revient à l’Ecole des Beaux-arts et participe à la décoration de bâtiments à Belfort (vitraux église de Brasse, écoles primaires…) Il décède dans sa ville d’adoption le 20 mai 1974.
Dans la même veine que la détresse, Léon Deubel écrivit un autre texte, nommé "Extase la Purote", qui raconte les premiers mois de son parcours chaotique à Paris; il fut édité en mai 1901 par son imprimeur Alfred Jacquin dans la revue La Vie Meilleure.
*La Vie Meilleure : La revue, créée par Alfred Jacquin et Eugène Chatot, parut du 15 janvier 1900 à décembre 1902 où de nombreux écrivains y proposèrent leurs poèmes tels Charles Dumont, Chicon, Eugène Chatot… et bien sûr Léon Deubel.
1900, Nancy
La fin de l’année 1900 apporta gîte et repas au poète car à partir du 15 novembre, il fut incorporé à Nancy pour son service militaire au 79e de ligne, à la 6e Compagnie.
Carte postale Nancy Caserne 79e Régiment d’infanterie (coll. privée)
Même si ce confort modeste apporta un peu de chaleur, les contraintes lui étaient lourdes à porter. Mais un bonheur ne vient jamais seul et une autre bonne nouvelle arriva, il héritait d’une somme rondelette (12627 francs or) qui aurait dû permettre une certaine sérénité.
Léon Deubel militaire, numéro du 79e sur le col (coll. privée)
Mais le poète profite de ce pécule inattendu et même inespéré, pour vivre la fin de son service avec une certaine opulence.
Cette première partie couvrant la période 1879-1901 de l'article est complétée par deux autres à découvrir. Un lien ci-dessous, permet d'accéder la suite du déroulement de la vie du poète Léon Deubel.
Épilogue
À travers ce récit, on peut s'apercevoir que le parcours de vie de Léon Deubel pendant ses vingt-deux premières années, passa par une enfance sans parents, empreint d'une timidité qu'il ne sut se défaire qu'après l'adolescence. Mais son passage au collège de Baume-les-Dames et sa frénésie de lire va porter ses fruits.
Il va trouver sa voie et se lancer dans une passion dévorante, voulant se consacrer à son graal, la poésie telle une maîtresse !
JM
Lien pour accéder aux articles cités
Léon Deubel 1900-1913 (2e partie) : Cliquer ici
Références : Livre "Louis Pergaud" d’Henri Frossard, Brochure Art dans la ville (doc. JM), Wikipédia, Mairie de Fiesole (Italie), Musée de Maisons-Alfort (Madame Aubert), les journaux L’Alsace et l’Est Républicain (doc. Archives municipales de Belfort, AMB), Exposition Deubel à la Tour 46 et la brochure associée (Bibliothèque municipale de Belfort), Wikipédia, Livre "Hommage à Léon Deubel" (Edition Livres 90), Dossier Exposition Deubel 1979 (doc. AMB), Livre "Régner", Les Amis de Louis Pergaud (Bernard Piccoli), Livre Les Maires de Belfort…
Infos pratiques
Vous pouvez laisser des commentaires sur cette présentation via le lien "Commentaires" en fin de l'article après la liste des tags.
En cliquant sur une photo, vous pouvez l’agrandir.
---o-----o-----o-----o-----o-----o-----o-----o-----o-----o---